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Paraloeil débute l’année 2023 en célébrant l’anniversaire d’un mentor éternel. Jim Jarmusch a eu 80 ans, le 22 janvier dernier. Nous en profitons pour inaugurer un cycle universitaire dans lequel nous vous proposons de revoir le film d’un géant du cinéma, à la lumière des travaux d’analyse d’un·e étudiant·e.
Ainsi, Paterson (projection au cinéma du Paraloeil le 24 janvier 2023) sera revu sous la loupe de Gaëlle Noémie Jan, auteure du mémoire : Poétique de la dérive dans Paterson de Jim Jarmusch: pour une approche géopoétique du cinéma.
Bonne lecture!
Jean-Philippe Catellier
À la rencontre de Jim Jarmusch
Un texte de Gaëlle Noémie Jan
Que vous soyez familier ou non avec la filmographie de Jim Jarmusch, c’est une même expérience qui vous attend : entrer dans l’univers du cinéaste américain est un voyage sensoriel à travers les arts et les époques.
Loin des schémas hollywoodiens et dans la continuité du courant postmoderne, Jarmusch semble s’amuser, depuis ses débuts dans les années 1980, à déconstruire l’œuvre filmique pour la réagencer dans un nouveau souffle. De par une mise en images et une esthétique particulières, ses récits acquièrent une saveur intemporelle, voire atemporelle. Et son cinéma, sensible et poétique, témoigne toujours d’une observation critique de l’Amérique.
Plus encore, le sens du cinéma de Jim Jarmusch réside en la relation à l’espace et au temps qu’il construit et déploie. De ses premiers films comme Permanent Vacation (1980) et Stranger than Paradise (1984), à l’avant-dernier, Paterson (2016), en passant par Dead Man (1995), Ghost Dog : la voie du samouraï (1999), ou encore Broken Flowers (2005), se dessinent des caractéristiques communes. Dans chacun de ses films, Jarmusch semble choisir des espaces distinctifs ou chargés symboliquement pour y raconter des histoires. La réflexion sur le temps qu’il y développe, teintée d’angoisse, de mélancolie ou d’ennui, prend souvent forme dans des environnements austères, à travers des personnages qui sont des êtres marginaux ou simplement solitaires (vampires, fugitifs, immigrants, tueurs, etc.). Le cinéaste a pour habitude de filmer des territoires anonymes, peu représentés, et des communautés abandonnées. Qu’il s’agisse des banlieues, des rues délaissées, des usines désaffectées, des peuples des Premières Nations, des communautés afro-américaines, hongroises ou italiennes des États-Unis, le cinéma de Jarmusch prend le temps de s’arrêter en ces lieux, aux côtés de ces êtres à qui il consacre un espace.
Les œuvres de Jim Jarmusch prennent alors racine dans ses propres références et cultures, et celles-ci sont puisées dans de multiples mouvements ou époques. Le chassé-croisé ou le ralliement des forces entre les citations littéraires et les effets cinématographiques rendent l’image si dense. On y retrouve la poésie, qui est partie intégrante du parcours du cinéaste ; la photographie, qui semble être une manière de capter le réel et de mettre en lumière les personnages et les paysages, tant par le traitement du sujet que par la technique ; la musique, ou plutôt la bande-son, qui résonne toujours avec la musicalité de la langue et le rythme des images, et participe ainsi à l’animation des tableaux de la vie urbaine que le cinéaste compose ; sans oublier le cinéma – notamment le cinéma du monde et l’influence européenne, comme les cinéastes de La Nouvelle Vague – et la peinture – du maniérisme à l’hyperréalisme.
Nourrie par de multiples influences et prêtant une allure particulière à son époque, la filmographie de Jim Jarmusch offre donc de nombreuses perspectives d’analyse. Mais au-delà de cet aspect critique, le plaisir du spectateur est comblé. Les sens visuel et auditif sont éveillés, et les œuvres donnent matière à voir et à penser.
Dans Paterson, le cinéaste choisit une autre manière de filmer l’espace habité en prêtant attention aux variations du quotidien d’un chauffeur de bus qui est aussi poète. Je vous inviterais alors à observer les allées et venues routinières du protagoniste et les imprévus qu’il rencontre, les lieux, les personnages et la présence des choses qui peuplent son quotidien et nourrissent ses rêveries poétiques. Portez également attention à la voix hors-champ et à la musique, facteurs d’une expérience esthétique rappelant le « cinéma de poésie » de Pasolini, ainsi qu’aux poèmes, qui contribuent à renforcer la construction d’un regard singulier. Enfin, si vous le souhaitez, vous verrez que le rythme lent et la temporalité de l’œuvre vous permettront de relier l’écriture cinématographique chez Jarmusch, elle aussi si singulière, à l’écriture que je qualifierais de géopoétique, celle qui laisse entendre la rumeur du monde et pousse à poser un regard sur ce qui nous entoure.
Dans tous les cas, laissez-vous porter par les images, les voix, les mélodies. Laissez-vous prendre à rêver, à penser, voire même à méditer.
Bon visionnement,
Gaëlle Noémie Jan
* Continuez à lire l’auteure en découvrant son mémoire : Poétique de la dérive dans Paterson de Jim Jarmusch: pour une approche géopoétique du cinéma.